La limitation de vitesse à 80 km/h a amorcé une rupture territoriale entre la majorité de la population française et une certaine technocratie juridique ressentie comme jacobine, et donc forcément parisienne. Cette mesure prise sous l'angle de la verticalité administrative, sans concertation, est sans aucun doute à l'origine de la contestation des «gilets jaunes».
À l'arrêt ou en mouvement, en effet, l'automobiliste a le sentiment d'être traqué. Les conducteurs sont épuisés par une répression à outrance. En 2017, on a battu des records. Plus de 27 millions d'automobilistes ont été verbalisés. Plus de 13 millions de points ont été retirés des permis de conduire. À cela s'ajoutent des centaines de milliers de cartons roses suspendus par les préfets. Ces chiffres vertigineux définissent ce que les pouvoirs publics qualifient en permanence de «délinquance routière».
En réalité, ces tristes statistiques ne sont pas le résultat du seul comportement des usagers de la route, mais la conséquence d'une législation devenue au fil des ans extrêmement contraignante et bien souvent difficile à respecter en tous lieux et en tout temps.
Si vous cherchez un échantillon de toute la société française confronté aux tribunaux, vous la trouverez à l'occasion de la «tolérance zéro» exercée sur les routes de France. Depuis 2003 et le tour de vis décidé à l'époque par Jacques Chirac, la répression routière, limitée auparavant aux seuls authentiques chauffards, frappe désormais «M. Tout-le-Monde».
Les pouvoirs publics n'ont pas hésité à établir des règles dérogatoires aux principes élémentaires de l'État de droit
Afin de traiter ce contentieux de masse, les pouvoirs publics n'ont pas hésité à établir des règles dérogatoires aux principes élémentaires de l'État de droit. Avec pour conséquence un exercice des droits de la défense du contrevenant au Code de la route souvent illusoire.
L'autorité publique a intégré au droit un ensemble de procédures simplifiées, voire intégralement automatisées, afin de constater les infractions au Code de la route. Énumérons quelques-unes des règles touchant l'automobiliste dérogeant aux principes des droits de la défense: condamnations sans comparution, exécution provisoire des décisions de justice, rétentions administratives des permis de conduire sans intervention d'un juge, obligation de s'acquitter de l'amende pour avoir le droit de la contester. La liste est longue.
Le domaine de la preuve, point cardinal de tout système juridique, s'est dramatiquement contracté. Alors qu'en matière pénale cette dernière est toujours libre, le contrevenant au Code de la route est, lui, soumis à l'application de règles spéciales. Lorsqu'il parvient à surpasser les obstacles du lourd formalisme de la contestation de la contravention qui lui a été dressée, il se trouve face au juge, cette fois confronté au procès-verbal d'infraction, également très difficile à remettre légalement en cause.
Les défenseurs de ce nouvel ordre juridique expliquent sans ambages que le contentieux de la circulation routière est un contentieux de «mauvaise foi». Et qu'il n'est donc pas choquant de présumer que l'automobiliste est coupable. Cette extrême sévérité a été maintenue et renforcée par tous les partis de gouvernement successifs. L'automobiliste est assurément moins bien traité qu'un délinquant ordinaire.
L'entrée en vigueur du mécanisme de question prioritaire de constitutionnalité (QPC) avait pourtant fait naître l'espoir d'un rééquilibrage. Mais le droit routier s'est heurté, semble-t-il, à ce que certains spécialistes n'hésitent pas à qualifier d'«intérêt supérieur de la bonne administration de la justice». Cet espoir est donc assez vite retombé.
Si certaines peines automatiques et quelques autres doubles peines ont été censurées par le juge constitutionnel, le «délinquant de la route» continue à en subir une avalanche. Pour un même fait, il peut toujours faire l'objet d'une suspension préfectorale de son permis de conduire, d'une peine d'amende et de prison avec sursis, d'une perte de points, puis d'une suspension judiciaire de son carton rose et d'une obligation de suivre un stage. Son véhicule peut en outre lui être confisqué.
La multiplication des radars automatiques, la privatisation du contrôle, le sentiment d'un acharnement répressif... ont donné à l'usager de la route la conviction d'être l'ennemi de nos gouvernements
Le juge judiciaire, pourtant gardien des libertés individuelles, doit composer avec des obligations de prononcer des peines imposées, devenant aussi libre que l'oiseau dans sa cage. Les défenseurs de ce nouvel ordre juridique justifient le mauvais sort fait aux droits de l'usager de la route par «des exigences sociétales de sécurité routière».
En outre, la récente réforme portant dépénalisation du stationnement payant transfère ce contentieux au juge administratif, devant qui les droits de la défense sont plus limités.
La multiplication des radars automatiques, la privatisation du contrôle, le sentiment d'un acharnement répressif, le déferlement des amendes majorées, la saisie - illégale - des comptes en banque, le ton comminatoire des notifications administratives, ont donné à l'usager de la route la conviction d'être l'ennemi de nos gouvernements.
Le salut de l'usager de la route française va-t-il venir de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme? À plusieurs reprises, elle a censuré les juridictions françaises. Soit pour condamner les pratiques de l'administration tricolore dans le traitement des infractions, soit pour imposer une réforme profonde de la garde à vue. Seule certitude: s'il y a lieu de se réjouir de la diminution du nombre des accidentés de la route, l'automobiliste, pour sa part, doit disposer des droits que l'on reconnaît à tout justiciable.
* Président de l'Automobile-Club des avocats. Il publie régulièrement des chroniques sur les droits de l'automobiliste dans Le Figaro.